Chapelle du Genêteil, Château-Gontier, France.
30 mai au 30 août 2015.
DMC : De Melle Hulaut, tu es passée au Détective Hulaut. Maintenant tu es avec Sam Moore. D’où vient cette fascination pour les personnages et les alter égos. Est-ce qu’on peut associer cela au travail de Cindy Sherman ou de Marcel Duchamp ?
AH : Je suis fascinée par Cindy Sherman et les personnages qu’elle incarne. Mais je suis aussi fascinée par des gens dont l’oeuvre entière est une énigme, comme Raymond Hains ou Marcel Duchamp. Effectivement, ce qui m’intéresse c’est la question de l’identité, sa représentation, sa transposition et son éventuelle mutation d’un personnage à un autre. L’individu est plus riche qu’il ne le pense, et à travers différents personnages il accède à d’autres manières de voir, de regarder, et forcément d’agir sur le monde. Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver. Mon approche est de questionner l’écart entre la vie réelle et la fiction, ou entre l’art et sa représentation, ou simplement entre l’art et la vie. La notion de personnage, comme celle du détective, me permet de garder une certaine distance. A cheval dans cette faille sensible, passer sans arrêt du clair à l’obscur, du flou au net. Il faudrait penser à changer de lunettes sans arrêt.
Dans mon cas, l’alter ego est aussi prétexte à des rencontres : avec des individus, des matériaux, ou bien des lieux. C’est aussi une façon de se projeter dans une autre histoire qui ne se construit jamais totalement en amont. J’active des choses, mets en place des situations, et par la suite un personnage s’élabore, une mécanique s’installe.
DMC : Alors comment Sam Moore est né ?
AH : L’histoire commence avec une sculpture, un espace avec des illusions optiques que j’ai réalisée selon le principe de l’ophtalmologiste Adelbert Ames. Il avait découvert que l’oeil humain est capable de rationaliser et rectifier un espace trapézoïdale complètement déformé. Des personnes à l’intérieur peuvent apparaître très grandes ou très petites. Ces espaces sont connus collectivement sous le nom de « Ames Room ».
J’ai vraiment eu envie d’activer ce genre d’espace, qui nous renvoie à la boite photographique, mais aussi à ces scènes d’intérieurs dans les tableaux du XVIIe. Ce sont des énigmes : le tableau dans le tableau, une sorte de mise en abîme. Ainsi j’ai crée ma première Ames Room à Hérouville-Saint-Clair en 2013. J’ai voulu donner un nom à cette pièce plus qu’un titre. J’ai cherché un anagramme de Ames Room et je suis tombé sur Sam Moore.
DMC : Les « Ames Rooms » fonctionnent seulement lorsqu’on les aménage. Il est donc nécessaire de placer certains objets : régulièrement on voit des tableaux, des fenêtres, des portes, une horloge.
AH : On voit souvent ces espaces dans des musées des sciences. Ils sont assez simples, deux fenêtres sur le mur faisant face au trou de vision car c’est là où la déformation est la plus radicale. Idéalement, il faut deux personnes à l’intérieur et une à l’extérieur. Cela active l’idée du voyeur. Les objets du décor sont généralement joués en duo, des sortes de binômes identiques, qui en tout cas amènent des doutes. J’aime que l’idée du double apparaisse seulement par transformation dans l’oeil du voyeur. La copie, qui n’en sera jamais une, d’ailleurs amène en creux l’idée de l’autre.
DMC : Cette question de double rejoint aussi cette idée d’alter ego. Tous tes personnages semblent s’enchainer. L’un se transforme en un autre. Le détective Hulaut avait certaines qualités de Melle Hulaut et Sam Moore a certaines qualités du détective loupeur, peut -être moins comique, peut-être plus américain.
AH : Avec Sam Moore on n’est jamais sûr. Il y a une plus grande liberté. La sculpture porte le nom d’un personnage parce que j’ai eu envie de basculer la sculpture en individu … un individu dans une sorte de réalité possible bien sûr … mais comme cela vient d’une sculpture déjà déformée et qui ne joue que sur la perception et les illusions d’optiques, la réalité de Sam ne peut être qu’à moitié faussée.
DMC : Le studio de Sam Moore, a été la première chose que nous avons décidé de faire entrer dans la Chapelle du Genêteil. Dans ta dernière exposition la pièce était peinte en blanc et assez aérée. Cette fois-ci tu as voulu que l’espace soit plus chargé, plus habité.
AH : A Hérouville-St-Clair, c’était le début. Le personnage de Sam Moore a été simplement amorcé. Une carte murale amenait la question de géographie bouleversée. Le rapport entre le temps quotidien et l’absurde était évoqué dans une vidéo. Le sol en damier, essentiel pour activer la perspective, est toujours présent. La version que je propose ici est davantage liée à l’idée d’un studio ou d’un bureau. Les objets qui s’y trouvent sont un mélange d’objets trouvés et d’objets réalisés, de la réalité et de la fiction. La notion de double est toujours là. Par exemple il y a des cailloux en forme de coeur que j’ai trouvés sur la plage et puis ceux que j’ai réalisés dans mon atelier. Il y a un vrai blaireau de rasage masculin que j’associe à sa version plus féminine, comme un blush de maquillage. Ces objets sont souvent montrés sous verre inversé.
Le personnage de Sam Moore est passé plusieurs fois par le champ de la sculpture, mais aussi par des passages dans l’écriture, ce qui est un élément fondamental dans ma pratique. J’écris en articulant des objets à des événements. Il s’agit d’observations, mais aussi d’imaginations. C’est un journal que j’appelle « les pensées de Sam Moore ». Il y a parfois des complices comme Pierre Giquel. Plus récemment une amie artiste, Odile Landry, m’a demandé d’utiliser ce journal comme point de départ pour un film.
L’autre élément clé dans le Studio Sam Moore est une photographie que j’ai réalisée avec les amis du quartier. Ce type de mise en scène est un genre récurrent dans ma pratique. Cette fois-ci j’ai voulu évoquer une scène d’intérieur similaire à celle de Vermeer, qui elle-même évoque la photographie.
Construire le Studio Sam Moore au sein de la Chapelle du Genêteil amène l’idée d’un extérieur. Il gagne davantage le statut d’une micro-architecture et par inférence le reste de la chapelle devient un jardin potentiel. Si le Studio Sam Moore évoque un espace « privé », ce jardin, par opposition peut devenir « public ».
DMC : Pas seulement « public », mais une version « by night ». Quand tu m’as parlé de Studio Sam Moore, tu as aussi imaginé que la lumière partirait de la fenêtre. Immédiatement, je voyais cela comme une peinture d’Edward Hopper. Pour mettre cela en oeuvre, on est obligé de plonger le reste de la chapelle dans la pénombre, voire dans l’obscurité. Beaucoup d’artistes trouveraient cela gênant, mais j’ai été plutôt intrigué. J’avais déjà travaillé sur un vrai parc pour ma dernière exposition. En général, on les aménage en pensant le jour, pourtant ils existent aussi la nuit. Dans la journée, les parcs sont plutôt des endroits familiaux, où les gens jouent avec leurs enfants, font du footing, promènent leurs chiens etc. Le soir, on bascule en quelque chose de plus mystérieux, des rencontres illicites, des aventures souvent sous l’influence de l’amour, du désir, de drogues ou de l’alcool. Entre le jour et la nuit, il y a un seuil, le crépuscule entre chien et loup. Chercher cet interstice m’intriguait, et travailler à ce moment où la nuit commence à descendre et les ombres peuvent cacher tout un tas d’activités plus ou moins obscures.
Ma première réponse a été de travailler sur une collection de mobilier urbain pour notre nouveau parc. J’ai décidé de reprendre certains mobiliers modernes qui ont été imaginés pour l’intérieur et de les transformer en mobilier extérieur, destinés aux collectivités. Mon interêt pour l’époque moderniste n’est pas purement formel. Récemment j’ai découvert le projet de Le Corbusier pour le « club » qu’il proposait au sein de son village coopératif, Piacé-le-Radieux. Percevoir l’architecture et le design comme catalyseur pour l’interaction sociale a été radical. Ainsi j’ai commencé de penser cette exposition, ce parc, comme un lieu de rencontres.
Dans le cas des assises, on peut parler de « inside-out » ; dans le cas des lampadaires, c’est clairement « outside-in ». Comme beaucoup de villes en ce moment, la Ville de Château-Gontier est en train de renouveler ses éclairages publics. J’ai pu en récupérer quelques-uns. Aujourd’hui, la plupart de nos voisins les considèrent comme moches, mais je les vois comme je vois les objets spécifiques de Donald Judd.
Notre méthode de travail semble comme un match de tennis. On est toujours contraint de répondre à la balle que l’autre vient d’envoyer. C’est une conversation. Chacun écoute l’autre, formule sa réponse, et ça continue.
AH : Les ricochets continuent aussi dans l’espace avec ce va et vient permanent, entre un intérieur et un extérieur qui fait que l’on a toujours un doute sur la nature même des choses. On ne sait jamais totalement où l’on se trouve. Souvent on parle d’un jardin domestique comme d’une autre pièce de la maison. Dans les parcs municipaux, on voit l’installation des mobiliers urbains comme une évocation des salons d’intérieurs.
DMC : C’est une question de familiarité et d’étrangeté. Ce n’est pas moi qui ai inventé les éléments que je positionne dans notre exposition. Pourtant ils sont rarement des copies exactes. Par exemple, les peintures que j’installe dans la chapelle, pour délimiter l’espace comme une haie peut clôturer un parc, évoque le travail de Daniel Buren. D’autres éléments évoquent l’univers familier du dessin animé télévisé « le Manège enchanté ». C’est un univers hybride en 2 et 3 dimensions, mais l’objet final nous a toujours été livré plat sur nos écrans. J’ai voulu faire une version en 3D, pénétrable. La barrière Vauban est une forme et un signe d’autorité reconnaissable par chacun de nous ; pourtant cette fois-ci elle est modifiée par l’ajout d’un motif plutôt populaire, voire kitsch. Les lampadaires ont changé de hauteur. Les fauteuils de Le Corbusier ont changé de matériau. Tout ce que je propose, tout le monde connaît déjà, mais ici c’est montré sous cette lumière étrange. Je tente de créer un trouble dans nos mémoires.
AH : Ce trouble se retrouve dans les gros cailloux factices que j’ai récemment produit au sein de l’univers de Sam Moore. Je les considère comme des sculptures, mais ce sont aussi des illusions optiques, des copies, des leurres. D’où cette idée de les accompagner de paires de lunettes, elles, aussi factices, mais qui insistent sur le point de vue et l’acte de voir. Dans la réalisation des cailloux, une étape importante passe par le biais de la photographie. Pour apporter une échelle réelle à ces objets, j’ajoute à proximité une paire de lunettes. C’est devenu alors essentiel, de garder cette idée d’un objet-accompagnateur. Les lunettes sont une sorte de parasite qui entre dans l’oeuvre mais qui devienne par la suite symbiotique. J’ai traité les lunettes de la même manière que la sculpture caillou. La juxtaposition des deux objets ensemble reprend les principes des surréalistes. On rencontre souvent des cailloux dans l’espace public. En général ils sont utilisés pour empêcher l’accès aux terrains vagues. Vu comme cela, ces gros cailloux représentent pour les gens du voyage ce qu’une barrière Vauban peut représenter pour un citadin.
DMC : Il y a aussi des choses que l’on a développées en commun, comme le sol en graviers. Ce n’était pas seulement un élément visuel, mais aussi un élément sonore. Nous avons souhaité enlever le clic-clac des talons sur tommettes pour le remplacer avec le crunch-crunch qu’on associe avec les sentiers ruraux. « Outside-in » à nouveau. Est-ce que le gravier a le statut d’une oeuvre d’art ? Je ne sais pas si j’irai aussi loin, mais en tout cas, c’est un geste artistique. Il y a d’autres éléments dans l’exposition qui partagent la même ambigüité : la guitare qui traine dans le salon LC2 ou même le panier de basket qui est accroché parmi les peintures.
AH : Voilà à peu près l’ensemble de l’exposition à la Chapelle du Genêteil. Il y aura certainement des confusions, des ambigüités, des doutes mais on ne peut pas dire qu’on ne les a pas cherchés. Le doute n’a jamais été quelque chose de négatif pour nous deux. Au contraire il est plutôt le moteur qui nous propulse dans nos aventures artistiques.
Anabelle Hulaut & David Michael Clarke
Photographies : Marc Domage
Essai : Eva Prouteau
Vidéo guide (french dialogue) : Anabelle Hulaut & David Michael Clarke
Liens:
Le Carré, Scène nationale – Centre d’art contemporain