Chapelle du Genêteil, Château-Gontier, France.
30 mai au 30 août 2015.
Lorsqu’Anabelle Hulaut et David Michael Clarke concoctent un projet à quatre mains, ils l’ancrent naturellement dans le grand bouleversement des rencontres : leur rencontre avec l’art, leur rencontre amoureuse, mais aussi le rendez-vous de deux univers artistiques individuels, développés pour l’occasion en forme d’exposition complice. Soit un processus à la fois distant et intime, critique et émotionnel, qui a pour moteur l’interaction subjective, et se déploie à la façon des cadavres exquis, où chacun pose une idée, un geste ou un objet, sans projeter prématurément un plan définitif de l’ensemble.
Si l’on cherche d’autres analogies pour configurer mentalement l’expérience menée à la chapelle du Genêteil par ces deux artistes, l’image du parc à fabriques (1) vient à l’esprit : un paysage constellé d’objets (aux allures naturelles ou architecturales, ornementales ou sculpturales) qui par leur disposition et leur succession, assurent l’articulation des points de vue et ponctuent des circuits de promenade, des circuits de pensée. Ce type d’espace de délices (2), qu’animent la surprise et l’échappée vers l’imaginaire, entre en résonance avec le titre choisi pour ce projet : OUTSIDE IN, de l’extérieur vers l’intérieur, ou comment recréer au sein du lieu d’exposition une composition paysagère fantasmatique et dérivante. Car nous sommes bien ici dans la dynamique du glissement et de la métamorphose, quand les sentiers bifurquent et que les oeuvres ricochent entre elles imprévisiblement.
Dans une douceur crépusculaire où le jour et la nuit se confondent autant que le réel et la fiction, le visiteur découvre un univers dont la poésie est celle du hasard, du paradoxe, et qui brouille les frontières entre l’objet d’art et l’environnement quotidien. Chaque oeuvre est une hypothèse d’évasion : des lampadaires Thorn-Holophane, anciennement installés dans la ville de Château Gontier, sont ici réinterprétés en sculptures modernistes ; un coin salon composé d’un canapé et de deux fauteuils déclinés en fer galvanisé et pin douglas, croise les pièces originales LC2 de Le Corbusier avec l’esthétique robuste du mobilier urbain. Ailleurs, la dalle au sol d’un panier de basket rappelle subtilement les bulles à six coques de Maneval, prototype d’unité d’habitation d’avant-garde…Entre intérieur et extérieur, chaque oeuvre met en scène son caractère hybride et mouvant, sa double nature référentielle.
Au-delà de ces références (Buren, Le Corbusier, Judd, Maneval, etc.) plus ou moins lisibles, il est souvent question du corps : le mobilier mais aussi une guitare posée là, un ballon prêt à rebondir fonctionnent comme des invites, des encouragements à habiter l’exposition de manière légère et inhabituelle. Le jeu est d’ailleurs l’un des ressorts de cette proposition artistique : un jeu de quilles mâtiné de boulier chinois côtoie certaines sculptures prélevées dans le Bois-Joli de Serge Danot, inventeur du psychédélique Manège enchanté, chatoyant dessin d’animation des années 60. Le jeu de piste semble aussi à l’honneur : que font donc ces lunettes sur ce bloc de granit rose, quelle investigation mène-t-on ici ?
Ces réminiscences d’enfance provoquent des mises en abyme d’un temps dans un autre temps, d’un espace dans un autre espace. Le Studio Sam Moore, sculpture pénétrable aux multiples ramifications, installe lui aussi une capsule d’espace-temps modifié au coeur de l’exposition. Conçu à partir de la chambre d’Ames, construite par l’ophtalmologiste américain Adelbert Ames Jr en 1946, le Studio Sam Moore permet de produire une illusion d’optique qui, par son effet d’étrangeté, convoque l’attention avec une force particulière. Observable autant de l’extérieur que de l’intérieur, la sculpture-cabane recèle des objets indices qui introduisent le visiteur au monde de Sam Moore, personnage de fiction émanant de cet espace en distorsion. Tout vacille (les repères et les échelles), et tout s’interpénètre (les espaces, les objets qui les peuplent et les personnes qui les ont créés).
Dans ce vaste jeu d’imbrications, la question du regard demeure centrale : l’énigme de la perception, l’instabilité des apparences, la notion d’image cachée ou de dualité de la vision. Moins théoriciens que «réceptacles de sensations» (3), Anabelle Hulaut et David Michael Clarke mettent en forme une joyeuse histoire de l’oeil, pleine de rebondissements et de hasards objectifs, d’analogies formelles et poétiques. Dans cet art narratif basé sur une causalité magique, toutes les oeuvres sous-tendent finalement l’interrogation suivante : où suis-je ? Que vois-je ? Qu’est-ce que je peux faire ?
Eva Prouteau
Notes
1 – Les premières fabriques apparaissent dans les jardins anglais au début du XVIIIe siècle et se répandent avec la mode des jardins paysagers.
2 – L’expression est d’Henri-Léonard Bertin, qui acquit en 1762 le domaine du seigneur de Chatou et y fit aménager durant deux décennies un parc extraordinaire.
3 – L’expression est prêtée à Cézanne par J. Gasquet in Cézanne, 1927, cité in Conversations avec Cézanne, éd. Macula, 2010, pp. 109 et 110 : «L’artiste n’est qu’un réceptacle de sensations»,»toute sa volonté doit être de silence.»
Photographies: Marc Domage
Conversation: Anabelle Hulaut & David Michael Clarke
Vidéo guide (french dialogue): Anabelle Hulaut & David Michael Clarke
Liens:
Le Carré, Scène nationale – Centre d’art contemporain